Le pouvoir pour le pouvoir : l’Afrique prisonnière de ses élites ?
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Le pouvoir pour le pouvoir : c’est peut-être là l’un des plus grands drames de l’Afrique contemporaine. Soixante ans après les indépendances, nombre de pays du continent demeurent prisonniers de leurs élites politiques, figées dans une logique d’accaparement du pouvoir plutôt que de service public. Dans plusieurs capitales africaines, le pouvoir n’est plus conçu comme un mandat au service du peuple, mais comme une propriété personnelle, un trône qu’il faut conserver à tout prix, quitte à enchaîner des générations entières dans le cycle de la peur, de la fraude et du mensonge institutionnalisé.
Cette obsession du pouvoir éternel se traduit par des élections qui ne sont plus que des rituels formels, vidés de leur substance démocratique. Dans beaucoup de pays, les résultats sont connus avant même l’ouverture des urnes. Les opposants, lorsqu’ils ne sont pas emprisonnés, disqualifiés ou réduits au silence, participent à des scrutins biaisés dont les conclusions rappellent les heures sombres des régimes totalitaires du XXe siècle. Des scores frôlant les 100 % de voix en faveur du président sortant continuent d’apparaître dans des bulletins officiels, comme si le continent n’avait tiré aucune leçon de son histoire récente.
Le Cameroun illustre tristement cette dérive. Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, est aujourd’hui l’un des plus anciens chefs d’État de la planète. À 92 ans, il dirige encore le pays depuis son palais d’Etoudi, souvent décrit comme un lieu clos, où la distance entre le chef et son peuple est devenue abyssale. L’homme a fait de la longévité un art politique. Les élections présidentielles successives pendant 42 ans n’ont été que des répliques d’un même scénario : un scrutin verrouillé, une opposition muselée, un appareil d’État mobilisé pour garantir la victoire du "Vieux Lion Indomptable". Pendant ce temps, la jeunesse camerounaise, brillante mais désabusée, s’expatrie ou se résigne, voyant dans l’État non plus une promesse, mais un obstacle.
La Côte d’Ivoire a connu, elle aussi, les blessures d’un pouvoir dévoyé. En 2020, Alassane Ouattara, après avoir achevé deux mandats présidentiels, choisit de se représenter, invoquant un "nouveau cycle constitutionnel". Ce tour de passe-passe juridique lui permet de se maintenir au pouvoir malgré la limite des deux mandats fixée par la Constitution. Ce geste, vécu par beaucoup d’Ivoiriens comme une trahison morale, plonge le pays dans une crise politique et éthique profonde. La violence qui entoure cette élection — boycott, affrontements, morts — rappelle à quel point les dirigeants africains redoutent l’alternance, perçue non comme un mécanisme normal de la démocratie, mais comme une menace pour leurs privilèges.
Ce syndrome du pouvoir absolu dépasse les frontières de ces deux nations. On le retrouve au Tchad, où le pouvoir se transmet de père en fils, comme un héritage monarchique ; en Ouganda, où Yoweri Museveni, au pouvoir depuis 1986, manipule les institutions pour neutraliser toute opposition crédible ; au Congo-Brazzaville, où Denis Sassou Nguesso règne presque sans interruption depuis plus de quarante ans ; ou encore au Rwanda, où Paul Kagame a transformé son pays en vitrine économique sous contrôle autoritaire. En R.D.C, le pouvoir demeure un terrain de luttes d’influence où la démocratie se réduit souvent à un rituel électoral. Les scrutins sont entachés de soupçons de fraude, les institutions sont instrumentalisées, et les promesses de rupture se heurtent à la réalité d’un système verrouillé. En Angola, le pouvoir reste marqué par l’héritage d’un parti hégémonique et d’une élite politico-économique qui s’est enrichie sur les ruines de la guerre civile. Le MPLA conserve une mainmise presque totale sur la vie politique, perpétuant une logique de domination plutôt que de service public. Partout, la même logique prévaut : celle d’élites politiques persuadées que le destin national se confond avec leur propre personne.
Ce culte de la longévité au sommet de l’État traduit une faillite morale et institutionnelle. Il empêche la circulation des idées, étouffe la créativité politique, bloque la relève générationnelle. Les constitutions, censées protéger les peuples, sont réécrites à la convenance des dirigeants. Les institutions électorales deviennent des instruments dociles entre leurs mains. Le pouvoir judiciaire, corrompu ou intimidé, ne joue plus son rôle d’arbitre. Dans ce théâtre du pouvoir absolu, les parlements applaudissent, les armées obéissent, et les peuples, fatigués, se taisent.
Pourtant, derrière cette apparente stabilité se cache une profonde fragilité. Aucun régime fondé sur la peur et la fraude n’est éternel. Les sociétés africaines changent. Une nouvelle génération, éduquée, connectée, consciente, commence à exiger des comptes. Elle réclame la fin des présidences à vie, la reddition des comptes, la transparence. Elle comprend que l’alternance n’est pas un luxe, mais une condition de survie collective.
Le véritable défi du continent est là : sortir de la logique du pouvoir pour le pouvoir et construire enfin celle du pouvoir pour le peuple. Tant que les dirigeants considéreront l’État comme leur propriété privée, l’Afrique restera prisonnière de ses élites, captives de leur propre peur de l’après-pouvoir. L’histoire, pourtant, enseigne une vérité simple : aucun trône n’est éternel, mais les nations, elles, peuvent l’être, à condition qu’on leur permette de respirer, de choisir, et de rêver librement.
Au fond, le drame du continent ne réside pas seulement dans la longévité de ses dirigeants, mais dans la capture de l’État par une minorité qui confond gouverner et posséder. Tant que le pouvoir restera un patrimoine personnel, transmis comme un héritage et défendu comme une forteresse, l’Afrique restera prisonnière de ses élites. La démocratie n’est pas qu’une question d’élections, mais de culture politique, de responsabilité et d’alternance réelle. Le renouveau viendra le jour où les peuples cesseront d’être spectateurs de leur propre destin, et où le pouvoir cessera d’être un trône pour redevenir un service.
Samuel Malonga