Le rêve brisé d’un Congo unitaire
Le 30 juin 1960, la République du Congo accède à l’indépendance dans la liesse populaire, mais aussi dans une confusion institutionnelle profonde. Derrière les sourires figés sur les photographies officielles, les tensions étaient déjà explosives. Le rêve d’un Congo uni, souverain et fraternel, tel que proclamé dans le discours vibrant de Patrice Lumumba ce jour-là, s’est rapidement heurté à une réalité bien plus fragmentée, minée par les intérêts divergents, les ambitions personnelles, les héritages coloniaux non réglés.
À la tête de ce rêve, Lumumba incarne l’ambition d’un État central fort, panafricain et décolonisé. Il veut briser les chaînes de la Belgique, affirmer une indépendance pleine et entière, balayer les influences extérieures. Mais dès les premières semaines, le pays se fracture : les provinces riches, comme le Katanga avec Moïse Tshombe, ou le Sud-Kasaï avec Albert Kalonji, se séparent. L’armée se mutine. L’autorité centrale vacille. Lumumba, malgré son éloquence et sa volonté inébranlable, n’a ni les alliances ni l’expérience militaire pour faire face à l’implosion.
En face de lui, Kasa-Vubu, président modéré et prudent, défend une conception plus conservatrice du pouvoir, marquée par une culture du compromis et une crainte des ruptures. Mais cette prudence se retourne contre lui. Dans le chaos, son autorité est contestée, son action apparaît hésitante, et il finit, avec le soutien tacite des Belges et de Mobutu, par écarter Lumumba.
Le coup d’État militaire de Mobutu, le 14 septembre 1960, sonne le glas de ce rêve d’unité. Lumumba est arrêté, livré à ses ennemis, puis assassiné. L’État congolais entre dans une spirale de division et de méfiance, où chaque leader régional défend ses propres intérêts, où la logique ethnique l’emporte sur l’idée nationale. Le Katanga, le Sud-Kasaï, les tensions au Kivu, au Bas-Congo… Le pays se morcelle, tandis que les puissances étrangères instrumentalisent les conflits.
L’unité congolaise, rêvée par les pères de l’indépendance, n’a pas survécu aux premières années. Elle fut sacrifiée sur l’autel des intérêts économiques, de la peur du communisme, des ambitions personnelles, et d’un État trop jeune, trop fragile, trop vaste. Le rêve était noble. Mais il avait contre lui l’histoire, la géographie et la violence des puissants.
Comment l’indépendance a enfanté la division
Ironie cruelle de l’Histoire : l’indépendance, conquise au nom de la liberté et de l’unité, a donné naissance, au Congo, à une fragmentation plus profonde encore. Les pères fondateurs n’étaient pas unis par une vision commune, mais par un calendrier imposé par la Belgique, soucieuse de quitter la scène avant que les tensions n’explosent. Dès les premiers jours de l’indépendance, le pays s’est déchiré non pas autour d’un ennemi commun, mais autour de visions inconciliables de ce que devait être le Congo libre.
Patrice Lumumba voulait un Congo unitaire, social, souverain. Mais Moïse Tshombe, à la tête du Katanga, voyait dans l’indépendance une opportunité pour protéger les intérêts miniers de sa région, avec le soutien des sociétés belges. Albert Kalonji, quant à lui, revendiquait un pouvoir traditionnel Luba au Sud-Kasaï, sacré "roi" dans une démarche quasi monarchique. Joseph Kasa-Vubu, figure modérée, prônait un fédéralisme prudent, tandis que Mobutu s’imposait comme le silencieux arbitre armé, prêt à trancher là où la politique échouait.
Cette division ne fut pas que politique. Elle fut aussi ethnique, régionale, culturelle. Le Congo, immense mosaïque de peuples, de langues, d’histoires locales, n’avait jamais été uni que par le joug colonial. En 1960, aucune structure n’avait été bâtie pour remplacer la centralisation coloniale par une gouvernance démocratique stable. Les provinces, en particulier les plus riches, virent dans l’indépendance une possibilité de s’affranchir du centre. La sécession du Katanga ne fut pas seulement un choix idéologique : ce fut une réaction économique et stratégique, soutenue par la Belgique, qui redoutait la nationalisation des ressources.
Les institutions fragiles, la rivalité entre le président et le Premier ministre, l’absence d’armée nationale unie, les ambitions extérieures – tout cela rendait l’éclatement presque inévitable. L’indépendance avait été obtenue trop vite, sans transition, sans consensus profond sur le modèle d’État à bâtir.
Ainsi, l’indépendance congolaise n’a pas été un moment de libération nationale unie, mais un acte fondateur de division. Et c’est Mobutu, capitalisant sur ce désordre, qui saura imposer, par la force, une unité de façade pendant trois décennies. Une unité imposée par le haut, mais jamais réconciliée par le bas.
/image%2F0931504%2F20250512%2Fob_e63c32_carte-du-congo.png)
Les courants politiques au Congo en 1960
1. Fédéralistes modérés
Figure-clé : Joseph Kasa-Vubu (ABAKO)
Objectifs :
Autonomie des provinces
Respect des identités ethniques
Transition progressive
Appui : Bakongo, élites religieuses, certaines couches urbaines
2. Nationalistes unitaires (centralistes, panafricanistes)
Figure-clé : Patrice Lumumba (MNC)
Objectifs :
État fort, centralisé
Décolonisation totale et immédiate
Coopération panafricaine, rupture avec la Belgique
Appui : Jeunesse, classe ouvrière, fonctionnaires
Alliés : Ghana de Nkrumah, URSS (dans les discours)
3. Sécessionnistes économiques
Figure-clé : Moïse Tshombe (CONAKAT – Katanga)
Objectifs :
Indépendance ou autonomie du Katanga riche en minerais
Maintien des intérêts des compagnies minières belges
Appui : Élites katangaises, entreprises belges, mercenaires
4. Ethno-traditionalistes
Figure-clé : Albert Kalonji (MNC-Kalonji)
Objectifs :
Monarchie traditionnelle Luba
Autonomie du Sud-Kasaï
Appui : Luba du Kasaï, chefs coutumiers
5. Militaro-pragmatiques
Figure-clé : Joseph-Désiré Mobutu
Objectifs :
Maintien de l’ordre
Équilibre entre les blocs Est-Ouest
Neutralisation des clivages politiques
Appui : Armée, anciens colons, États-Unis
Samuel Malonga