La lettre de François Lumumba à son père
Le 5 septembre 1960, Lumumba est révoqué par le président Kasa-Vubu. Calfeutré, l’étau se resserre autour de la primature. La résidence Tilkens où il vit avec sa famille est entourée par deux cordons des militaires armés aux buts diamétralement opposés. Les casques bleus de l’ONU occupent le premier cercle. Ils sont là pour assurer sa protection. Le second est occupé par les soldats envoyés par Mobutu pour l’arrêter. La tension est vive, palpable. L’heure est grave et tout peut basculer à tout moment. Le Premier ministre déchu en est conscient. Du haut de son balcon, Lumumba aperçoit les deux cercles des militaires qui se regardent avec méfiance. Un soucis supplémentaire vient se greffer à celui déjà difficile de sa déchéance politique : l’avenir de ses enfants. Il s’en s’inquiète profondément. Conscient du danger qui est planté devant la porte de sa résidence, Lumumba cherche les voies et moyens pour les sécuriser. Seule leur évacuation à l’étranger, loin des tumultes politiques et des incertitudes de Léo est à mesure de les mettre réellement hors du danger.
Mais que faire ? Comment les sortir de ce bourbier au plus vite ? Son carnet d’adresses répond quelque peu à son attente. Il s’est avéré d’une très grande utilité. Lumumba prend contact avec le professeur égyptien Abdel Aziz Ishak venu ouvrir l’ambassade d’Egypte à Léopoldville. Les deux hommes s’apprécient mutuellement. Informé, il met aussitôt le président Nasser au courant de la situation. La machine diplomatique égyptienne se met immédiatement en marche. Un plan audacieux est élaboré en vue d’extirper clandestinement François (9 ans), Patrice Jr (8 ans) et Juliana (5 ans). Patrice Lumumba et Abdel Aziz Ishak organisent minutieusement leur évacuation. Toutes les précautions sont prises afin de n’ éveiller aucun soupçon. Trois vrais faux passeports égyptiens sont envoyés pour les enfants qui désormais portent des prénoms musulmans. Pour les besoins de ce voyage de tous les risques, François devient Tarek, Patrice est Omar enfin Juliana se prénomme Fathma. Etant trop jeune, Roland le petit dernier à peine âgé de 2 ans ne sera pas du voyage.
Au début du mois d’octobre 1960, les trois enfants sur le départ se présentent devant leur père. Lumumba s’adresse à son fils ainé François en ces termes : " Vous allez en Égypte pour étudier, mais après avoir fait vos études, vous rentrerez au pays pour travailler." Après avoir fait les difficiles adieux de circonstance, ils sont extirpés de la résidence en toute discrétion par des soldats égyptiens sortis du commandement onusien et affecté à cette mission spéciale. Le commando réussit à tromper la vigilance des militaires congolais en cachant les enfants derrière des caisses de bière vides placées dans la Jeep qui les convoyait à l’aéroport de Ndjili. C’est à bord d’un régulier de la Sabena qu’ils vont quitter leur pays.
A l’embarquement, Abdel Aziz Ishak qui se fait passer pour le père arrive non sans peine à les faire monter dans l’avion. Le dernier obstacle franchi, ce blond aux yeux bleus et à la peau blanche a réussi son pari, celui de sortir du Congo avec ses trois enfants noirs. Au terme de plusieurs escales dans différentes capitales européennes, les Lumumba atterrissent enfin au Caire avec leur bienfaiteur. Ils sont accueillis et logés avec amour dans la villa de la famille Abdel Aziz Ishak. Le gouvernement égyptien les place au lycée français Bab El Louk du Caire. Parallèlement à leur scolarité, ils suivent un enseignement spécial pour l’apprentissage de l’arabe. Arrachée à ses racines, l’exil forcé de la fratrie vient de commencer.
Quatre mois après leur arrivée mouvementée dans la capitale égyptienne où bouillonne le panarabisme sous l’impulsion de Nasser, François veut briser le silence entre Léo et Le Caire. Par voie épistolaire, l’ado tente d’entrer en contact avec son père. A ce moment précis, la mort de Lumumba n’est pas encore rendue public et le monde ignore encore ce qui s’est passé dans la nuit du 17 janvier. Comme par prémonition, le gamin griffonne d’une main anxieuse quelques phrases sur une feuille de papier à l’intention de son géniteur. Dans l'innocence de ses dix ans, il étale ses préoccupations d'enfant et son amour pour un père dont il ignore la disparition et qu'il ne reverra plus. Nous sommes lundi 13 février 1961.
La lettre est-elle arrivée à destination ? Patrice Lumumba ne saura jamais son existence, ne la verra jamais, ne la lira jamais car assassiné quelques semaines plus tôt dans la brousse katangaise. Chose curieuse, l’envoie de cette missive du fils à son père coïncide avec l’annonce par la presse internationale de l’exécution du Premier ministre. Le surlendemain 15 février, Pauline Opango avec Roland dans les bras conduit une manifestation de deuil à travers Léopoldville. Une centaine de personnes sont à ses côtés. Toutes les femmes du cortège funèbre marchent pieds nus et le torse dénudé. Une délégation des condoléants est reçue par le général Dayal, le commandant indien du contingent des nations Unis. La veuve de Lumumba demande à l’officier qu’on lui remette le corps de son mari.
Samuel Malonga