Le chantage des instruments : chronique d’une scène sous tutelle
Un thème central, presque tragique, de l’histoire des musiques populaires en Afrique centrale : la dépendance matérielle des orchestres vis-à-vis des propriétaires d’instruments, souvent surnommés mikolo ba instruments (« ceux qui détiennent les instruments »). Derrière cette expression, il y a tout un système de contrôle, de pouvoir, de marchandage et parfois d’humiliation, qui a profondément façonné la trajectoire de nombreux groupes musicaux congolais, tant à Kinshasa qu’à Brazzaville.
Les mikolo ba Instruments : les vrais maîtres de scène
Dans le Congo musical des années 60 à 80, la possession d’un instrument de musique n’était pas un luxe banal. Une guitare électrique, une batterie, un amplificateur ou un saxophone représentait une fortune. Très peu de musiciens pouvaient se permettre d’en acheter, surtout que nombre d’entre eux venaient des quartiers populaires, vivaient au jour le jour et créaient dans des conditions précaires.
Dans ce contexte, certains individus plus fortunés – patrons d’hôtel, commerçants, tenanciers de bar-dancing, petits entrepreneurs, parfois même des politiciens locaux – se sont positionnés comme mécènes ou parrains d’orchestres. Mais ce mécénat avait souvent un prix : en réalité, ces patrons étaient les propriétaires exclusifs des instruments, et donc, par extension, des musiciens eux-mêmes. On ne jouait pas sans leur accord. On ne partait pas en tournée sans leur aval. On ne négociait pas un contrat sans passer par ces figures ambiguës qui sont à la fois mécènes, patrons, pères sévères et despotes artistiques.
Ce système a donné naissance à la figure redoutée du mokolo ba instruments, souvent plus puissant que le chef d’orchestre ou même que le chanteur vedette. C’est lui qui pouvait décider, du jour au lendemain, d’interdire un concert, de retirer les instruments à quelques heures d’une prestation, ou pire encore, de dissoudre purement et simplement le groupe.
Le chantage de la scène
Il n’était pas rare d’assister à des scènes aussi absurdes que dramatiques : l’affiche du concert circulait depuis des semaines, les répétitions s’étaient multipliées, les mélomanes s’étaient déplacés nombreux, les musiciens étaient en loge, prêts à enflammer la scène… Mais voilà, les instruments n’étaient pas là. Le mokolo ba instruments, vexé, frustré, ou simplement désireux d’asseoir son autorité, « abotoli ba instruments na ye » –(avait confisqué son matériel).
Les raisons pouvaient être multiples : un conflit personnel avec un musicien, un cachet jugé trop bas, un désaccord sur la répartition des revenus, ou même une rumeur de trahison (un musicien sur le départ vers un autre groupe, par exemple). Dans d'autres cas, c'était une manœuvre pour rappeler à tous qui était le véritable patron. L’impact sur la réputation de l’orchestre, la frustration des fans et la démoralisation des musiciens n’étaient que des dommages collatéraux.
À Kinshasa : Verckys, l’empereur des instruments
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À Kinshasa, certains noms ont marqué cette époque par leur emprise sur la scène musicale. C’est le cas de Verckys Kiamuangana. ancien membre de l’OK Jazz, est l’un des rares musiciens à être devenu lui-même un mokolo ba instruments, mais à une échelle industrielle. Il possédait tout : les instruments, les studios, les maisons de production (Editions Vévé, EVVI International, Sakumuna), les groupes, et même les circuits de distribution. A la fois père bienveillant et capitaliste impitoyable. il incarna la figure du parfait mokolo ba instruments : visionnaire, dominateur, nécessaire.
Il régnait presque en monarque sur ses orchestres (Vévé, Kiam, Langa-Langa Stars). S’il n’était pas content, tout s’arrêtait. Et pourtant, paradoxalement, certains mikolo ba instruments comme Verckys ont aussi permis à des générations entières de musiciens d’éclore. La ligne est fine entre le soutien logistique et le contrôle autoritaire. Ce double visage du mécène, sauveur et tyran, plane sur toute l’histoire musicale kinoise.
À Brazzaville : les patrons ouest-africains
De l’autre côté du fleuve, à Brazzaville, le phénomène n’était pas moins présent. Mais souvent, les patrons étaient des commerçants ouest-africains qui avaient investi dans les bars, les dancings et les boîtes de nuit de Poto-Poto, Ouenzé ou Bacongo. Eux aussi finançaient des orchestres pour animer leurs établissements.
Mais ces patrons n’avaient que peu de liens affectifs avec la musique congolaise. Pour eux, l’orchestre était un produit d’appel, un outil d’animation. Il fallait rentabiliser. Si un musicien se montrait un peu trop rebelle, s’il demandait une hausse de cachet ou parlait de signer avec un concurrent, le couperet tombait : instruments confisqués, groupe dissous, parfois même musiciens expulsés.
Les musiciens de Brazzaville devaient ainsi faire preuve d’une grande souplesse, parfois au prix de leur dignité, pour continuer à jouer. Des orchestres prometteurs ont été tués dans l’œuf par ces conflits, ou sont passés de main en main, ballotés entre les intérêts commerciaux des uns et les rêves artistiques des autres.
Un legs ambivalent
Ce système des mikolo ba instruments a profondément marqué l’histoire de la musique congolaise. Il explique en partie la forte instabilité des groupes – combien d’orchestres n’ont-ils pas survécu plus de six mois ? combien de carrières ont été brisées net pour un désaccord matériel ?
Mais il révèle aussi une forme d’économie de la débrouille, de résilience artistique. Beaucoup de musiciens ont fini par racheter leur propre matériel, parfois grâce aux premiers succès discographiques, parfois en s’exilant (souvent en Europe) pour gagner en autonomie. D’autres ont profité de ces dépendances pour apprendre les rouages du métier, avant de fonder leurs propres groupes ou labels.
Aujourd’hui encore, même si la situation a évolué avec la digitalisation, l’autoproduction et la baisse du prix des équipements, l’ombre du mokolo ba instruments plane sur l’histoire. Elle rappelle combien la créativité musicale congolaise s’est forgée dans des conditions de précarité, de tension, mais aussi de passion tenace. L'orchestre congolais est né dans le feu – non seulement celui de l'inspiration, mais aussi celui du conflit, du chantage et du combat pour exister.
Samuel Malonga