De Kinshasa à Molenbeek : la légende de Lambic et Kobla
Deux joueurs congolais, deux amis, deux frères de sang forgés sur les terrains poussiéreux de Kinshasa, allaient bientôt changer de continent. Lambic Wawa et Didier Kobla, tous deux issus des rangs du FC Kalamu, avaient longtemps été repérés pour leur flair offensif, leur sens du jeu instinctif et cette rage de vaincre qui faisait trembler les filets des quartiers populaires de la capitale zaïroise. Mais ce qui les liait encore plus fortement que leur talent, c'était la confiance d’un homme : Timothée Moleka Nzulama.
Figure tutélaire du football kinois, fin stratège et homme de réseaux, Moleka n’était pas qu’un dirigeant. Il était un passeur, un entremetteur entre les rêves des jeunes et les réalités de l'Europe. Grâce à ses relations nouées au fil des années dans les cercles du football belge et français, il avait réussi à créer un pont fragile mais réel entre Kinshasa et Bruxelles.
/image%2F0931504%2F20250726%2Fob_ac91fa_lambic.png)
C’est par ce biais que, vers la fin des années 1980, un certain Raymond Goethals, ancien entraîneur du Standard de Liège, alors reconverti en recruteur indépendant, descend à Kinshasa. Il y avait été invité par Moleka lui-même. L'homme, à la moustache bien taillée et à l’œil exercé, voulait découvrir de nouveaux talents dans cette Afrique bouillonnante que beaucoup d’Européens observaient encore avec condescendance.
Goethals n’a pas mis longtemps à repérer les deux joyaux. Un soir de match entre le FC Kalamu et l’AS Dragons, il observe d’un œil étonné le numéro 9 de Kalamu enchaîner deux crochets courts avant de glisser une frappe croisée dans le petit filet. "Celui-là, il a du feu dans les jambes", murmure-t-il à Moleka. Le lendemain, il assiste à un entraînement fermé, où Kobla régale les recruteurs avec sa vista et ses passes millimétrées.
Une semaine plus tard, les papiers sont signés. Lambic Wawa et Didier Kobla embarquent dans un vol Sabena à destination de Bruxelles. Ils ne le savent pas encore, mais cette traversée va bouleverser leur existence. À peine arrivés à Zaventem, ils sont pris en charge par un dirigeant du RWDM. Le club, alors en quête de renouvellement, compte sur eux pour apporter du sang neuf et de la créativité à son attaque.
Ils sont logés dans un appartement sobre à Molenbeek, au-dessus d’un snack où flottent des effluves de frites et de merguez. Les débuts sont rudes : le froid mord, la langue sonne étrangère, et les regards dans la rue ne sont pas toujours bienveillants. Mais sur le terrain, c’est une autre histoire. Lambic Wawa séduit rapidement les supporters par sa fougue, son jeu de tête étonnant malgré sa taille modeste, et surtout ce sens du but presque animal. Kobla, plus discret, distribue les ballons et stabilise le jeu, tel un métronome.
Le 26 avril 1992, Lambic entre dans la légende. Ce jour-là, il inscrit le but de la victoire contre Anderlecht, lors d’un derby que le RWDM n’avait plus gagné depuis dix ans. "J’ai vu l’espace, j’ai frappé sans réfléchir", racontera-t-il des années plus tard. Ce but, devenu mythique à Molenbeek, coûta même le titre au Sporting. Après le match, la tension monte : il faut une escorte policière pour le faire sortir du stade. À partir de là, plus personne ne pourra oublier son nom.
Mais la trajectoire de Lambic ne suivra pas la ligne ascendante que beaucoup lui promettaient. Dans les années quatre-vingt-dix, alors que Marseille s’intéresse à lui, un grave accident de voiture à Kinshasa le plonge dans le coma. Il frôle la mort. Sa carrière s’interrompt brutalement. Revenu à la vie, il tente un retour au pays, puis une parenthèse honorable à Tubize, où il jouera encore 89 matchs et marquera 28 buts. Mais le rêve européen ne sera plus jamais ce qu’il aurait pu être.
/image%2F0931504%2F20250726%2Fob_d98431_kobla.png)
Didier Kobla, quant à lui, connaîtra une carrière plus discrète, mais digne. Il portera le maillot du RWDM pendant quatre saisons, disputera une trentaine de matchs, avant de se retirer dans un anonymat volontaire. Leur amitié, elle, survivra aux blessures et aux regrets.
Aujourd’hui encore, dans certains cafés de Molenbeek, des anciens supporters se rappellent des deux garçons venus de Kinshasa. On parle de "Lambic, le feu follet", de "Kobla, le stratège silencieux". Des noms qui flottent dans l’air bruxellois comme une nostalgie d’un football authentique, passionné, venu d’un autre continent.
Samuel Malonga