Autopsie de la chanson congolaise
La musique congolaise a donné à l’humanité une importante quantité d’œuvres phonographiques dont la qualité dépasse l’entendement. Pour sa contribution indéniable, l’Unesco l’a reconnue comme Patrimoine Culturel Immatériel. Mais qu’est-ce que les artistes congolais ont-ils fait pour produire cette musique appréciée qui a conduit à une reconnaissance internationale? Comment sont-ils arrivés à ce résultat ? Le travail fait par un musicien avant de mettre bas sa chanson est un vrai parcours du combattant. Pour coucher son texte, ébauche d’une composition future, il a devant les yeux plusieurs pistes. Il peut les exploiter allégrement car elles lui offre d’innombrables possibilités. Il peut avoir une source d’inspiration personnelle tout comme il a la largeur de fouiller dans la discographie des autres pour trouver une pépite à exploiter. Une chanson neuve n’est forcément pas toujours une nouveauté. Elle peut aussi être un ancien titre relooké et habillé de nouveaux habits. Plusieurs artistes et non des moindres extraient certaines sèves de leurs chansons dans la substance des autres. Au regard du répertoire de la musique congolaise contemporaine, les chansons peuvent être catégorisées en quatre groupes. On distingue notamment les compositions personnelles, les chansons jumelles, les chansons sosies et les chansons clonées. Cette catégorisation est l’apanage de toutes les musiques du monde. Nous avons utilisé notre propre terminologie pour être plus explicite.
1. Les compositions personnelles
L’auteur-compositeur part le plus souvent d’un fait divers, d'une histoire d'amour ou d’un constat. A partir de cette source d’inspiration, il va assembler les éléments constitutifs de la chanson en chantier en amoncelant ses idées. L’agencement de celles-ci et la construction des paroles sortent de son esprit. Cette chanson est le fruit de son travail, le produit de sa créativité. C’est sa propre création, son invention personnelle. Sur le disque est marqué son nom car l’œuvre en question est une propriété intellectuelle que nul autre n’a le droit de plagier sans demander au préalable son autorisation. Cette catégorie constitue la grande majorité des œuvres phonographiques produites. Les compositions personnelles sont pour les artistes-musiciens ce que sont les buts marqués pour les footballeurs.
2. Les Chansons jumelles ou remix
Produits de la réorchestration, les chansons jumelles sont une nouvelle orchestration d’une œuvre déjà orchestrée. Elles sont les œuvres personnelles qu’un artiste interprète lui-même à deux époques différentes en faisant du neuf avec du vieux. Dans ce cas, le titre n’est modifié que dans les apparences sans pourtant être vraiment rénové. Vingt-trois ans après le succès récolté par "Kelhia" en 1959 dans l’African Jazz, Rochereau revisite la chanson en gardant le titre. Mais la mélodie est légèrement différente de la version chantée par Mbilia Bel en 1982. "Chérie Anna" composé par Mario Matadidi dans Vévé devient "Chérie Luta" dans Sosoliso. Ben Nyamabo en a fait autant avec "Je t’adore Kapia" dans Zaïko mais devenu "Riana" avec le Choc Stars. Des exemples sont légions car beaucoup d’artistes se sont prêtés à cet exercice de duplication en toisant la version originale du titre remixé.
3. Les chansons sosies ou reprises
Les chansons sosies sont aussi jumelles à cause de leur forte ressemblance. Nous les avons appelées sosies et non jumelles parce qu’elles sont les œuvres de deux artistes différents à l’instar de ces personnes de ressemblance frappante qui ne sont pas nées des mêmes parents. La reprise ou chanson sosie est un morceau existant mais rejoué par un artiste autre que son créateur de façon similaire ou différente. Elle est simplement relookée ou remixée à la sauce du nouvel interprète. Les musiciens congolais qui sont de véritables touche-à-tout se sont prêtés à cet exercice. La tradition musicale mondiale veut qu’un artiste reprenne en son compte une chanson qui n’est pas sienne à condition de demander l’autorisation à l’auteur ou du moins de marquer son nom sur le disque pour signifier que c’est une chanson copiée. Malheureusement, certains dérogent à cette règle. Vicky Longomba s’est surpassé dans "Quand le film est triste" supplantant même la version originale de Sylvie Vartan datant de 1961 en le transformant en un inoxydable boléro. Tabu Ley dans "Lal a by" a damé le pion à Paul McCartney et son "Let ‘It be". Il en fera de même dans "Leridi". Ntesa a repris "Besombe" du Camerounais Eboa Lotin mais sous le titre "Ekalago". C’est dans ce registre que Faya Tess a revisité les grands classiques de la musique congolaise moderne, des Bantous de la Capitale à l’Afrisa en passant par l’OK Jazz, l’African Fiesta, l’African Fiesta Sukisa, Bella-Bella sans oublier Léon Bukasa et Tino Baroza comme pour faire revivre ces étoiles disparues. Dans le cas des chansons sosies ou reprises, l’artiste-copieur peut apporter sa touche personnelle en changeant le titre par exemple ou en modifiant des fragments des phrases ou de partitions. La reprise d’une chanson est appelée "adaptation" dans le jargon musical congolais. Notons également que les titres des Congolais sont aussi repris par des artistes étrangers. Il suffit de se rappeler des chansons "Liwa ya Wetchi" de Franco et "Liwa Wechi", une reprise de Myriam Makeba tout comme "Sala omona pasi ya mbongo" de Mulamba Mujos et "Yoka" des haïtiens Claudette et Ti Pierre.
4. Les chansons clonées ou samples
Dans cette discographie congolaise riche se trouvent des chansons clonées. Elles présentent des similitudes dans la mélodie, dans l’orchestration voire dans certaines paroles qui semblent avoir été influencées ou inspirées par une autre œuvre. La forte ressemblance d’une phrase musicale ou d’une partition sonore montre un travail fait à partir d’un enregistrement préexistant. La seconde version paraît dès lors comme le clone de la première tant les gènes (paroles, mélodie, arrangement) des deux titres sont identiques ou presque. Des morceaux de l’ADN musical du titre original se trouvant transmis dans le second montre comme en biologie que le clone musical provient de la reproduction d’une chanson unique. Bien souvent des samples ou échantillons musicaux extraits des titres clonés figurent illégalement, c’est-à-dire sans autorisation préalable, dans des morceaux des copieurs. Le plagiat est-il alors permis lorsque l’on sait que le procès intenté par Manu Dibango contre Michael Jackson s’est terminé à l’amiable ?
Voici quelques chansons clonées dont certaines ont fait un carton lors de leur sortie dans les bacs des disquaires.
4.1. Na motindeli mokanda, Camille Feruzi & Mystérieux Jazz, 1958 - Obi, Manuaku Waku & Langa- Zaïko Langa-Langa, 1979 - Ngonda, Emeneya Mubiala & Viva La Musica, 1981.
Cette merveille du passé, un vrai classique de la fin des années 50 est devenue source d’inspiration pour les jeunes générations. Les grands auteurs-compositeurs de la musique dite des jeunes n’ont pas hésité à piocher dans les terres fertiles léguées par les anciens. Le magicien de la guitare Manuaku et le pétrolier Kester Emeneya ont dégusté avec avidité la sauce préparée par le grand Camille Feruzi. Chacun a pris ce qu’il voulait prendre. Cette chanson est l’une des premières à être clonées.
4.2. Madre rumba, Humberto Jauma & La Sonora Matancera, 1958 - Africa mokili mobimba, Déchaud Mwamba & African Jazz, 1961.
"Madre rumba" (la mère rumba) est chanté par Celia Cruz. Déchaud Mongala ne s’est contenté que de l’introduction. Ce sample prélevé a suffi pour faire de "Africa mokili mobimba" une chanson clonée d’autant plus le thème est presque le même. Si la rumba cubaine est la mère de toutes les rumbas, celle des deux Congo fait aussi danser le monde. Ce qui lui a valu la reconnaissance de l’Unesco. Victime de son succès, "Africa mokili mobimba" est repris par plusieurs ténors de la musique congolaise dont Tabu Ley, Mangwana, les duos Manu Dibango - Ray Lema et Faya Tess – Canta Nyboma. Les titres congolo-congolais clonés sont nombreux.
4.3. Luvumbu ndoki, Franco & OK Jazz, 1966 – Ludiata nangwi, Joseph Mbelolo ya Mpiku, KO Jazz, 1968 / 2015.
La célèbre chanson tant décriée par les sbires de Mobutu à sa sortie a valu bien des ennuis à son auteur. Il a pourtant servi de socle musical à un titre écrit en 1968 par le futur professeur émérite Mbelolo ya Mpiku, ce dernier ayant oublié la mélodie l’originale. Ce chant du passé aux airs révolutionnaires ressuscité en 2015 est aussitôt cloné artistiquement à partir du titre de Franco. KO Jazz est en réalité un groupe musical éphémère qui n’a vécu que le temps d’un enregistrement.
4.4. Bana ya Lipopo, Rochereau & African Fiesta 66, 1966 – Mibali bino façon, Edo & Les Bantous de la Capitale, 1970.
Les deux chansons ne sont identiques ni par le thème abordé ni par la mélodie. Mais elles se rejoignent dans un morceau de partition de la seconde qui ressemble à celle jouée par Guvano dans la première même s’il est légèrement modifiée. L’emprunt sonore propre à la pratique du sample est bien audible.
4.5. Rendez-vous à Kisantu, Jean-Paul Moundo & Zembe-Zembe, 1970 - Mibali ya Simba, Mobunda Mawatu (Animo) & Symba, 1973.
L’inspiration du refrain du titre écrit par Mawatu est sans doute venue du territoire de Madimba. Si Zembe-Zembe dédie sa chanson à la petite ville de Kisantu, Symba (symbole d’amitié) offre la sienne aux amis et autres bienfaiteurs du groupe. Outre la ressemblance sans équivoque dans le refrain, on remarque aussi le même tempo dans la citation des noms, même si a bien des égards, la cadence rythmique diffère.
4.6. Ebale ya Zaïre, Simaro Lutumba & TP OK Jazz, 1972 – Ebale ya Congo, José Bados Loumande & Super Boboto, 1975.
Les deux chansons sorties à trois ans d’intervalle ont quasiment le même titre. Elles s’articulent autour d’un même fleuve qui porte deux noms différents selon que l’on est au Zaïre ou au Congo-Brazzaville. L’inspiration de la seconde sur la première est manifeste. L'international orchestre populaire S.B.B du Congo--Brazzaville avait fait un clin d’œil de l’autre côté du fleuve.
4.7. Soul Makossa, Manu Dibango, 1972 - Wanna be starting something, Michael Jackson, 1982 – Don’t stop the music, Rihanna, 2007.
"Soul Makossa", grand succès international sorti en 1972, avait été largement remixé et samplé par de nombreux artistes après son succès outre-Atlantique. D’abord le roi de la pop dans "Wanna be starting something" contenu dans l’album "Thriller", l’album le plus vendu au monde (entre 65 et 100 millions d’exemplaires) où plusieurs parties de la chanson contiennent un sample distinctif de la chanson du Camerounais. Ils sont repris à son insu donc sans son autorisation. Pire, il n’est même pas cité dans les mentions spéciales. Manu Dibango qui l’apprend de façon fortuite se lance dans une action en justice contre Michael Jackson pour faire reconnaître ses droits. L’affaire se réglera quasiment à l'amiable. Les juges n'ont pas pu se prononcer puisque Michael et Manu ont fini par trouver un compromis loin des tribunaux et loin des caméras. En 2007, la chanteuse Rihanna réutilise dans "Don’t stop the music" un sample de Michael Jackson donc par ricochet celui de Manu Dibango.
4.8. Ngaleya, Djenga K & Tabou National, 1975 - Bakutu bis, Djo Maly & Langa-Langa Stars, 1982.
Djengaka a-t-il lui-même facilité le clonage de son œuvre ? A-t-il donné son feu vert ? Ce qui est édifiant, c’est le fait qu’il ait personnellement participé à l’enregistrement de "Bakutu bis".
4.9. Rendre à César ce qui est à César, Papa Wemba & Viva La Musica, 1982 - Parapluie, Djanana & Langa- Langa Stars, 1982.
Une première dans la musique congolaise. Les deux chansons sortent simultanément la même année. Les mélomanes remarquent la forte similitude entre les deux œuvres phonographiques. La différence des titres n’est en réalité qu’un trompe-l’œil. Le doute n’est plus permis. Ces deux chansons sont sorties d’une même moule car elles sont les œuvres d’un même auteur-compositeur. Il y a beaucoup de paroliers anonymes non musiciens qui cèdent leurs œuvres aux artistes moyennant des espèces sonnantes et trébuchantes. Cette "chanson à deux têtes", dixit notre ami Lused, en est la parfaite illustration. Ces deux titres ont fait couler beaucoup d'encre et de salive.
4.10. Faute ya commerçant, Simaro Lutumba & TP OK Jazz, 1982 – Bowayo, Sam Mangwana & Tiers Monde Coopération, 1983.
Après avoir chanté de la plus belle manière la chanson qui sera consacrée la meilleure de l’année 1982, Sam Mangwana écrit un titre quasiment sosie de celui de Lutumba. En prime, le saxo de Loway Empompo répète presque les partitions de la première. Les paroles qui l’accompagnent sont également similaires. Bowayo paraît comme "Faute ya commerçant bis", car on décèle la griffe du poète dans l’œuvre du moraliste.
4.11. Femme libérée, Joëlle Kopf / Christian Dingler & Cookie Dingler, 1984 – Nzinzi, Jo Kester Emeneya, 1987.
A sa sortie, "Nzinzi" connait un succès sans pareil dans les deux rives du fleuve Congo. La chanson est enregistrée grâce à une programmation musicale assistée par ordinateur. Une première dans la musique congolaise ! Ce qui vaut à son auteur des critiques acerbes de la part de ses pairs dont Tabu Ley et Abeti. Mais malgré son incontestable talent d’auteur-compositeur, Emeneya a pioché certaines idées de son texte ailleurs
4.12. Baby, Josky Kiambukuta & TP OK Jazz 1991 – Dédé sur mesure, Nyoka Longo & Zaïko Langa-Langa
De Joseph Kiambukuta à Joseph Nyoka la similitude des prénoms est palpable. Le second voulant honorer son aîné a jugé bon de cloner une de ses nombreuses œuvres. Le choix est tombé sur celle-là. Il n’est pas anodin car en son temps "Baby" a fait mouche.
Samuel Malonga