Comme George Floyd, j’ai peur tous les jours… en Suisse
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Je ne suis pas journaliste, je m’occupe des membres chez Heidi.news. Ces derniers mois, j’ai été en contact avec beaucoup d’entre vous pour un renouvellement d’abonnement, un souci technique, un mot de passe, une question de lecteur. Mais j’adore les mots, la presse et les livres.
Je n’ai jamais subi la pression du genou d’un policier sur ma gorge. Je n’ai même jamais été confrontée à un contrôle policier. J’ai 36 ans, j’ai la chance d’être née, d’avoir grandi et de vivre dans une région que beaucoup considèrent comme une des plus belles au monde. Et pourtant, je ressens la même peur que George Floyd à Minneapolis. Tous les jours.
J’ai parfois du mal à exister, car je ne ressemble pas à la «norme» suisse. A travers de nombreux subterfuges, j’essaie de me fondre dans la masse de mon entourage blanc, afin de pouvoir vivre le plus sereinement possible. Et pourtant, je ne cesse d’entendre des mots qui me terrifient.
«Noire de merde», a lancé un camarade de classe en 4e primaire. «Un nègre ne sait pas travailler», a tranché un membre de ma famille, blanc, qui se reconnaîtra et a travaillé plusieurs années dans le négoce de pétrole en Afrique. Il l’a dit à la maison, derrière une porte entrouverte, devant ma propre mère, blanche elle aussi. J’avais 15 ans.
«Toi, à la limite, car tu es mignonne avec ton air métissé, mais toi [moi] ça va pas être possible… t’es pas le genre de la clientèle et en plus, t'es loin de ressembler à un mannequin», nous a répondu le patron d’un bar huppé à Genève où une amie et moi cherchions un job d’étudiant.
J’ai entendu bien des théories et des certitudes sur les gens de couleur, des plaisanteries sur la colonisation, les cheveux crépus. Et aussi de petites remarques, parfois bienveillantes mais teintées de condescendance.
- Vous allez bien vous entendre, il est noir aussi.
- En plus il était noir!
- Vous vous exprimez très bien en français (avec un air surpris).
- J’ai toujours aimé les femmes noires avec les cheveux longs et lisses, les autres coupes ne m’attirent pas (pour me libérer de mes cheveux, j’ai enfin osé les couper).
- Chaque été: t’as bien bronzé, dis donc!
- Vous aurez sûrement du mal à trouver une place d’apprentissage, allez au gymnase.
- Tu peux déjà être contente d’avoir un boulot!
De fait, mon plafond de verre professionnel, en Suisse, n’est pas très élevé. Ce n’est que récemment que je m’en suis rendue compte, même si j’ai toujours obtenu des postes intéressants au sein de grandes entreprises… dans lesquelles j’étais souvent la seule noire. Il n’y a personne qui me ressemble à la télévision Suisse. A quand un Darius de couleur? Personne comme moi non plus dans les journaux suisses, sauf des sportifs et Tidjane Thiam, l'ex-CEO de Credit Suisse.
Ma plus grande peur, celle qui me donne la boule au ventre, parfois même jusqu’au travail, c’est la violence des mots, d’un racisme qui n’a rien d’ordinaire. Toujours être sur le qui-vive, rester calme lorsqu’on se permet de faire une plaisanterie qui n’a rien de drôle. Ne pas passer pour celle qui se vexe pour un rien. Faire semblant de sourire lorsqu’on a envie de hurler.
Voilà pourquoi j’ai peur, comme George et comme tant d’autres que la société ignore, humilie et rabaisse au quotidien. La solitude face à un combat perdu d’avance est parfois aussi étouffante que le genou d’un policier.
La plupart de mes amis sont blancs et tomberont des nues quand ils liront ces lignes. Ce n’est pas qu’il me soit impossible de leur parler du racisme systémique et endémique dans notre pays. C’est qu’ils n’imaginent pas une seconde que je puisse vivre ce genre de chose au quotidien. Je ne leur en veux pas, car nous nous aimons tels que nous sommes, au-delà de la couleur de peau.
Depuis la mort de George Floyd et les manifestations anti-racistes, une seule amie m’a demandé ce que je ressentais. Elle m’a demandé si j’étais triste. Sa question m’a interpellée car non, je ne suis pas triste, je suis surtout en colère, pour toutes les fois où j’ai vécu ce racisme, sans rien dire. Quant à une de mes seules amies noires, qui vit à Londres, elle m’a écrit: «au moins cette fois, ils ne peuvent pas nous ignorer, ils ne peuvent pas faire comme si de rien était. Ils sont obligés d’écouter. Cette pandémie a rendu les gens plus attentifs, plus vulnérables, plus à l’écoute et cela se voit dans les manifestations pacifiques aux Etats-Unis, mais aussi en France, à Londres et même chez toi, en Suisse».
Elle a raison et c’est d’ailleurs après cet échange que j’ai écrit à notre directeur éditorial, Serge Michel, pour lui dire ce que j’avais sur le cœur: que j’avais la rage, que j’étais frustrée de lire toutes ces tribunes, ces commentaires, ces articles en Suisse ou ailleurs, y compris dans notre rédaction, écrits par des journalistes qui ne me ressemblent pas et qui ne peuvent pas comprendre ce que c’est que de vivre dans les sabots d’un George Floyd ou d’une Jacqueline Chelliah.
NOIR. Je déteste le terme «black» comme euphémisme pour désigner une personne NOIRE. Pourquoi cette peur de ce mot? Je revendique haut et fort ma couleur, mon identité, car elle est aussi belle que la vôtre.
Ma mère est blanche. Suisse-allemande. Mon père est d’origine Sri-lankaise. Ma sœur cadette est d’origine indienne, adoptée comme moi. Mon autre sœur est métisse, fruit de mes parents. C’est ma famille «Benetton», magnifique sur papier glacé. Des parents et des sœurs que j’aime profondément et qui m’ont donné une enfance dorée ainsi que de sacrées opportunités. Une famille qui, malheureusement, s’est brisée par un divorce quand j’avais 12 ans.
Ma mère biologique, originaire de Lagos, au Nigeria, a eu le courage de me donner la vie en 1984 alors qu’elle avait 17 ans et était pensionnaire d’une école privée à Leysin, dans les Alpes vaudoises. De bonne famille, mais néanmoins très seule face à la maternité, elle a fait en sorte que je puisse naître à Genève et me fasse adopter quelques semaines plus tard. Parfois, lorsque malgré mes amis je ressens ma solitude face à ce racisme tout sauf ordinaire, je pense à elle, à sa force, à son cadeau de m’avoir offert la vie. Une vie. Une sacrée vie d’ailleurs. Dans ces moments-là, je me dis que pour des femmes noires comme elle, pour des hommes noirs comme George Floyd, dont le meurtre va peut-être enfin faire bouger les choses, je me dois de vivre. De représenter ma couleur de peau, dont je suis fière et qui me fait rayonner. Je suis suisse, comme vous. J’aime ce pays plus que tout. Alors je me dois de continuer à vivre et de garder espoir.