Certains mbokatiers ont parlé de la censure dans notre musique et d’autres ont donné leur point de vue à ce sujet. Quant à moi,
j’ai jugé opportun de parler de certaines de ces chansons qui en ont été victimes. Je ne parlerai pas de « Falansua » ou d’ « Hélène », ces deux titres nauséabonds de
Luambo qui outrepassant la pudeur et le bon sens lui ont fait atterrir en prison. Et avec raison. Mais cela ne fut pas le cas pour bien d’autres œuvres. Une phrase jugée inopportune, un nom
indésirable cité, ou simplement la chanson ayant été jugée trop zélée, voilà une raison avouée pour l’interdire. Je prendrai en exemple les deux musiciens les plus en vue de l’époque à
travers quelques uns de leurs hits qui avaient souffert. je commencerai par « Kashama Nkoy ». Rochereau pleure son ami décédé. Et au travers de sa souffrance intérieure,
il cite dans la foulée le nom du héros national. Ce nom était officiellement accepté mais hantait aussi certaines consciences. Il dit : « Boni oweleli olobi okende liboso
ya baninga. Soki okutani na Lumumba, okoloba nini papa? Tokengelaki yo te o ngo Nkashma Nkoy ». Originaire de Bandundu, Tabu Ley aurait fait une dédicace posthume à Pierre
Mulele qui longtemps avait mené une rébellion dans le Kwilu. Ennemi juré de Mobutu, il connut une fin inhumaine. A mots couverts, Roch regrettait paraît-il l’assassinat du rebelle qui
fut aussi ami et ministre de Lumumba. Selon les senseurs, il lui avait donné un nom d’emprunt pour détourner la vigilance des autorités. Cette belle poésie fut frappée d’interdiction. Sa
réhabilitation prit du temps. Et ce ne fut que plus tard que sa diffusion sur les antennes et dans les débits de boisson fut autorisée. Autre titre du même compositeur :
« Martin Luther King ». Au pays de l’anticommunisme viscéral , notre chanteur de Muana Tabu récidive et ose placer les noms de Mao Tse Toung et Che Guevara de qui il dira
« basimbi mondoki ya etumba ». Cette chanson fut pourtant dédiée au célèbre pasteur Afro-Américain. La censure frappe, elle est interdite. Plus tard le vieux Kasongo chantera dans
« Mokitani ya Wendo » pour se faire bonne conscience: « Nakende mobembo balobi ngai nayembi nzembo mpo baluka moto ya Rochereau Mwana ya Tabu ». Des années après, installé en
France , il composera aussi, « Exil-Ley » et « Le glas a sonné » qui en aucun cas n’étaient passés sur les antennes de la radio et la télévision nationales. Censure
oblige. Voyons le Grand-maître Luambo. Outre ses frasques dans les deux mélodies précitées lesquelles lui ont apporté des ennuis judiciaires, on lui impute bien des compositions
provocatrices. Commençons par « Luvumbu ndoki ». S’adressant au sorcier qui fait des ravages dans la famille, Luambo dit en kikongo : « Luvumbu, c’est toi qui est resté
avec le clan. Mais tu as mangé tous tes jeunes (frères et sœurs). Qui t’enterrera alors ? Nous irons voir les prophètes (ngunza). Moi François, je n’arrive plus à pleurer. Ta sorcellerie
se trouve-t-elle derrière ton dos ou dans ton ventre ? » La chanson fut immédiatement interdite. Elle faisait semble-t-il allusion aux quatre pendus de la Pentecôte en 1966.
Pour se soustraire des ennuis politiques qu’il encourait, Luambo s’exila paraît-il momentanément de l’autre côté du fleuve à Brazzaville. Il ne traversa le pool Malebo en sens inverse que
quand la situation fut à nouveau favorable. Le baroudeur de la musique congolaise a-t-il aussi composé « Cravate forcée » pour la circonstance? Cette chanson a-t-elle
réellement existé ? J’en ai bien ouï dire par certains vieux du quartier à cette époque. Mais j’en ai jusqu’à jour trouvé aucune trace. Des années étaient passées, et le Grand-maître se
réconcilia avec le pouvoir. Converti au mobutisme, il mit sur le marché du disques bien des compositions à la gloire du maître des céans. Mais voilà que pour deux chansons
immorales gravées seulement sur bande magnétique et non sur disque, souvent exécutées dans son dancing 1-2-3 et vendues sous le manteau à Kinshasa par les « Naibali »
entendez Libanais, Oncle Yorgho est jeté en tôle à Luzumu. Son ami le président, avec qui il joue souvent aux dames, réagit mollement et surtout trop tardivement. Taulard, Lokanga la Djo Pene
souffre des hémorroïdes. Il sortira plus tard et le pardonnera pas à sieur Lobitch. Lorsque par la magie des « remaniements », Mobutu ôte à Kengo ,le bourreau de Franco, sa toge de
Procureur général et l’envoie en poste à Bruxelles en qualité d’ambassadeur, l’occasion est trop bonne pour Grand-Maître pour agir. Il se devait de la saisir. N’avait-il pas une dent contre
celui qui l’a envoyé moisir quelque temps en prison ? Il va prendre sa revanche en composant « Tailleur ». Une véritable diatribe dans laquelle il chante comme
suit : « Likambo nalobaki lobi. Monoko na ngai nganga. Mokolo tonga abotoli tonga, okotonga na nini ?…Loba lisusu, tokokani… Olobaki trop na esika yango, bati yo pembeni,
loba lisusu…». La chanson est momentanément interdite. Et quand le roi du Zaïre rappelle Léon Kengo à Kinshasa pour le nommer cette fois Premier commissaire d’Etat, Demi Amor s’emporte
et compose « Très fâché ». Il en avait assez et voulu rendre son compte à son traitre d’ami. Il crie alors sa colère et ne mâche pas ses mots : « Okosi nga, yo na ye
boboyana…Lobi bamoni yo na voiture na ye. Eloko nasala nayebi te o mokili ». Censuré. Le jour de son enterrement, Kengo en tête du cortège représenta Mobutu absent du pays. Lors de la
messe dite en sa mémoire à Notre Dame du Zaïre, le prêtre dira que Luambo avait été un prophète de notre musique. Avec courage, il a dépeint notre société et n’a ménagé personne, n’a ménage
aucune classe sociale. Avec lui tout le monde y compris Mobutu en avait à son compte. Bien des chansons ont souffert de la censure, tout comme la censure elle-même a souffert pour ces
œuvres dont certaines sont des véritables chefs-d’œuvre de notre patrimoine musicale.
Samuel Malonga