Le diable et les détails (1)
J’ai lu quelque part (https://www.expressio.fr/expressions/le-diable-est-dans-les-details) que l’expression « Le diable est dans les détails » vient du kiswahili et que c’est le philosophe Nietsche qui l’a exprimée en allemand pour la première fois au monde dit occidental. Je voulais savoir ce que l’expression signifiait et dans quel contexte l’utiliser, et je me suis rendu compte qu’il y avait une variante de la même expression, notamment « Le diable se cache dans les détails ». J’accepte un peu à contre-cœur que les deux variantes signifient exactement la même chose et doivent être utilisées de la même manière. Alors, l’expression est une aventure ambigüe. D’un côté, elle signifie que les détails peuvent nous induire en erreur parce qu’ils peuvent nous distraire et nous empêcher de nous concentrer sur l’essentiel. De l’autre côté, l’expression signifie que celui qui ne lit pas les notes explicatives en bas de page risque de signer un contrat qu’il n’aura pas tout à fait compris. Et j’ajoute : qui dit qu’un détail n’est qu’un détail ?
Voici un exemple. Chaque fois qu’on invite un artiste musicien sur une chaîne de télévision pour parler de l’Empire Bakuba, nous croyons que l’essentiel sera le secret de la longévité exceptionnelle de ce groupe jusqu’à la mort de Pépé Kallé, et pourquoi, après la mort de Pépé Kallé, Papy Tex et Dilu Dilumona ne sont pas parvenus à s’entendre. Nous pourrions nous étendre sur ces aspects essentiels dont les réponses se cacheraient exactement dans les détails. Mais, invariablement, au début de l’émission, on commence toujours par ce qui pourrait être un détail avant de passer à l’essentiel. Le présentateur demande à l’acteur de raconter ce qu’il sait sur les débuts de l’Empire Bakuba.
{Seskain Molenga + José Dilu} ≠ {Verckys + Papy Tex}
Seskain Molenga dit que c’est lui qui a entraîné Pépé Kallé et Papy Tex de l’African Choc. Toute une histoire. Il y avait dans l’Afrisa une tendance où les compositions de certains instrumentistes n’étaient pas retenues. Il était beaucoup plus facile que les chansons des musiciens comme Pépé Ndombe, Michelino et Empompo Déesse intègrent le répertoire. Et pourtant, ces musiciens ont fait du nzing-nzong. Voilà pourquoi Philo Kola, Dennis Lokassa et lui, Seskain (le trio PHIDES) ont aussi décidé d’enregistrer des chansons. Et puisqu’aucun d’eux n’était connu comme chanteur, ils ont pris Pépé Kallé et Papy Tex de l’African Choc. Un des PHIDES qui avait fait partie de l’orchestre Diamant Bleu proposa qu’on aille chercher José Dilu pour compléter le chant et parvenir à la chorale qu’on envisageait. Pendant la première séance d’enregistrement chez Phillips, Tabu Ley, qui avait été informé, appela l’ingénieur de son au téléphone et proféra des menaces contre le studio, et l’enregistrement fut interrompu. Philo et Dennis ont regagné l’Afrisa, mais Seskain était déterminé à poursuivre son projet. C’est ainsi qu’il est allé voir Verckys et celui-ci a accepté d’enregistrer les premières chansons des Bakuba, qui est le nom adopté, puisque le projet ne pouvait plus être sur le compte du trio PHIDES. Donc, selon Seskain, c’est lui qui a amené le groupe chez Verckys.
José Dilu raconte la même histoire, à partir du moment où il a été amené aux séances de répétition pour rencontrer les chanteurs de l’African Choc, jusqu’à la tentative d’enregistrement chez Phillips et le repli chez Verckys.
Verckys, lui, raconte une autre histoire. C’est lui qui a « découvert » Pépé Kallé et Papy Tex en train de chanter et qui a vu que Pépé Kallé était un joyau rare. Donc toute l’histoire racontée par Seskain et qui coïncide avec le récit de José Dilu ne tient pas la route. Beaucoup diraient que c’est Verckys qui doit vouloir tirer la couverture de son côté pour entrer dans l’histoire comme le père de l’Empire Bakuba, le groupe qui a le plus résisté aux vents et tempêtes, bien que Verckys ait eu la paternité de beaucoup d’autres groupes plus éphémères.
Il se fait, néanmoins, que Papy Tex raconte exactement la même histoire que Verckys. Il ajoute que Verckys était dans leur quartier par hasard pour se rendre chez quelqu’un qui allait réparer un de ses amplificateurs défectueux. Et le présentateur ne lui demande rien sur l’enregistrement chez Phillips, qui était censé précéder Verckys. Pourquoi aller chez Phillips si Verckys les avait connus avant ? Est-ce Verckys qui a présenté les chanteurs à Seskain qui sans doute était celui qui avait au moins une chanson (Nazoki) qu’il fallait lancer moyennant un nzing-nzong ? Les présentateurs ne posent pas cette question, peut-être parce que ce n’est qu’un détail. Ça ne les intéresse pas, puisqu’il faut passer à la mort de Pépé Kallé et d’autres faits essentiels. Pour moi, ces débuts de l’orchestre sont un détail qui passe à l’essentiel du fait même d’avoir Verckys et Papy Tex comme un terme de l’inéquation, Seskain Molenga et José Dilu constituant l’autre terme.
L’essentiel et le détail
Ce qui est capable de retenir l’attention des gens cesse d’être un détail pour devenir l’essentiel. Une contradiction entre les acteurs dans un récit ne peut pas être un simple détail. Ce qui arrive à tout le monde et à tout moment, en revanche, peut être un détail, puisqu’il n’y a rien de neuf. Voilà pourquoi je comprends qu’aucun présentateur n’ai insisté sur l’épisode où José Dilu raconte que Verckys lui a payé, à lui seul, ses droits d’auteur pour la chanson Nakobelela, et le reste de l’argent pour la participation de tous les chanteurs, y compris Pépé Kallé et Papy Tex, dans l’enregistrement de la chanson Nazoki, a été remis à Seskain qui, à son tour, n'a jamais payé Pépé Kallé et Papy Tex. José Dilu ne cesse d’en parler chaque fois qu’il en a la chance. Seskain, lui, n’en parle pas. Les présentateurs n’insistent pas sur cet épisode dans un métier où les grands ont toujours appauvri les petits. Rien de neuf. Donc, ne pas payer les participants à l’enregistrement n’est qu’un détail. Pourtant ce détail pourrait expliquer pourquoi les chanteurs de l’African Choc, qui ont fait un enregistrement sous le nom des Bakuba, sont passés dans l’écurie Vévé. Ce ne serait donc pas que Verckys aurait « volé » les musiciens en leur promettant des instruments, comme dit Seskain. Ce n’est donc pas un simple détail.
Des Bakuba à l’Empire Bakuba
Selon José Dilu, lorsqu’il fallait continuer à enregistrer d’autres chansons, le groupe s’est heurté contre la difficulté de continuer à se servir du nom Bakuba ou Les Bakuba. C’est alors que Verckys a proposé que, s’ils ajoutaient Empire, Seskain ne pourrait pas les poursuivre pour vol de propriété artistique. José Dilu dit aussi que, quand Seskain avait proposé le nom de Bakuba, les chanteurs ne l’avaient pas apprécié au départ, disant qu’il avait un ton folklorique. Est-ce là un détail ? Si le nom de Bakuba avait été proposé au départ par Verckys, auraient-ils eu le courage de refuser ? Pourquoi n’ont-ils pas utilisé le nom African Choc pour ces enregistrements ? Sûrement les autres éléments de l’African Choc ne se seraient peut-être pas opposés à cette opportunité d’enregistrement avec le nom du groupe ! Quand Seskain a invité Pépé Kallé et Papy Tex, ceux-ci sont venus avec tout l’African Choc. Seskain leur dit qu’il n’avait besoin que des chanteurs (les deux) pour le projet, et non de tout le groupe. Il était donc clair que ce n’est pas l’African Choc qui était au rendez-vous du nzing-nzong, et que le nom de Bakuba aurait effectivement été proposé par Seskain.
L’essentiel qu’on doit taire
Parfois l’essentiel est tellement sensible qu’on ne parvient pas à en parler. Chaque fois qu’on pose à José Dilu la question essentielle de savoir ce qu’il s’est passé entre Papy Tex et lui après la mort de Pépé Kallé, il se limite à dire qu’ils ne sont pas parvenus à s’entendre. Mais ça, c’est essentiel. Il se peut même qu’un des objectifs de l’émission soit celui-là. Donc, le présentateur insiste, parce que les téléspectateurs voudraient savoir pourquoi le trio Kadima (Kallé+Dilu+Matolu) n’a pas survécu à Pépé Kallé. José Dilu insiste : « Tina moko tolobela likambo yango na télévision eza’ te » (Ça ne vaut pas la peine qu’on en parle sur ce plateau). Mais si, monsieur. Tout ce dont nous avons parlé jusqu’ici n’était que des détails. C’est maintenant qu’il nous faut plonger dans l’essentiel. José Dilu Dilumona, lui, ne veut pas en parler.
Je n’ai pas encore vu une émission où l’on pose la même question à Papy Tex, mais il semble que le trio n’était plus aussi soudé qu’on le croirait, même avant la mort de Pépé Kallé. Qu’est-ce qui ne marchait pas très bien entre Pépé Kallé et Papy Tex ? – veut savoir le présentateur. Est-ce vrai qu’il y a eu une histoire d’amour entre Matolu Papy Tex et une des sœurs de Pépé Kallé, qui n’a pas plu à celui-ci ? Gode Lofombo, le jeune bassiste qui devint très proche de Pépé Kallé, assure que c’est vrai. Comment ne pas lui croire, quand Pépé Kallé a même encouragé le jeune homme à quitter la maison familiale à Bumbu pour se faire locataire à Bandal et habiter beaucoup plus près de chez lui ? Gode Lofombo dit que Pépé Kallé n’allait plus aux répétitions de l’orchestre longtemps avant sa mort. Il pouvait même déposer le jeune homme dans sa voiture aux répétitions et n’entrait plus. Les musiciens lui demandaient à lui, Gode Lofombo, pourquoi Yamp n’y allait plus, sans rien dire à l’intéressé lui-même. Papy Tex, lui, dit que l’histoire de la sœur de Pépé Kallé n’est qu’un qui-pro-quo. Une de ses copines de l’époque des enregistrements de Nazoki et Nakobelela avait effectivement été une jeune cousine de la mère de Pépé Kallé, donc une mama-leki de celui-ci. La preuve que Pépé Kallé n’était pas contre cette relation est dans la chanson Nazoki, qui est une composition de Seskain. Pépé Kallé Yampanya chante : « Pépé Jean Kallé Mamie Rosa/Papy Tex Kamwanga/José Dilu ye ye/José Dilu Valentine o ». Ces vers immortalisent les copines des trois chanteurs : Mamie Rosa était la copine de Pépé Kallé ; Kamwanga, la copine de Papy Tex, était cette mama-leki de Pépé Kallé ; et la copine de José Dilu s’appelait Valentine. Vous voyez donc que des vers d’animation, probablement non prévus dans le texte de Nazoki tel qu’il fut rédigé par Seskain (des détails apparemment anodins) détiennent la réponse à une question que le présentateur considère comme essentielle.
Nous aurons d’autres exemples qui réfléchissent sur l’essentiel et les détails.
PEDRO