L'ARTISTE ET L'OFFICIER
L'ARTISTE ET L'OFFICIER
Deux hommes que pourtant rien ne semblait opposer se sont livrés à de très belles empoignades dans les marques du temps. Ils se sont tellement haï que leur histoire marqua les tristes pages des faits divers dans notre pays. Les deux protagonistes étaient connus. L’un était officier et l’autre artiste ; l’un avait fait carrière dans les plus hautes sphères du pouvoir, l’autre avait porté haut l’étendard de la musique congolaise moderne ; l’un était financièrement puissant et compagnon de la révolution, l’autre était non seulement un talentueux auteur-compositeur mais aussi une de ces belles voix qui ont fait rêver l’Afrique tout entière. Ces deux compatriotes sont le capitaine Denis Ilosono Bekili B’Inkonkoy et l’artiste d’ébène Pascal Sinamoy Tabu Ley. Bien des gens se sont demandés le pourquoi de leur guéguerre infinie. Ne se sont-ils pas brouillés pour une affaire de femme ? Pourquoi s’étaient-ils si férocement affrontés par l’interposition de la chanson ? Peut-être se cachait-il entre les deux hommes et derrière cette querelle qui n’en finissaient point et en sourdine un véritable problème politique. Que s’était réellement passé entre les deux hommes jusqu’au point de se haïr au su et au vu de tout le monde ? Mais qu’est ce qui avait fait courir les deux frères ennemis ? Toujours est-il que Denis Ilosono profita de sa position de force pour nuire à tout point de vue à Rochereau, car il avait juré sa perte. Il est secrétaire particulier du chef d’Etat. Il est donc un proche du président Mobutu. Il peut l’influencer et celui-ci a son oreille. Et pourtant, Ilosono et Tabu ont quelque chose en commun qui les unit. Ils sont tous les deux fans du Daring.
Pendant ces premières années au cours desquelles Mobutu assoit son pouvoir, Rochereau ne tarit pas d’imaginations. Il compose des chansons patriotiques dont d’abord « Cinq ans, Mobutu akotelemisa Congo », le journal parlé démarrait par cette mélodie ; ensuite « Congo nouveau , Afrique nouvelle » qui clôtura le quatrième sommet de l’OUA à Kinshasa. Elle fut composée à la suite d’un appel des autorités aux auteurs-compositeurs congolais de faire un hymne en marge des travaux de l’organisation panafricaine qui se tenaient à Kinshasa. Rochereau remporta la palme d’or devant Luambo Franco et Bombenga. Plus tard, en souvenir d’un voyage par bateau qui l’a conduit à « Ekwatele Mambenga » plus précisément à Mbandaka, il compose Monano dans lequel il dira: « Nakei na Mbandaka kokutana, elaka topesanaki ngai na Mobutu. (…) Elaka topesanaki ngai na Mobutu naluka se nakoma na tango ». D’ailleurs, pour marquer la rhétorique de la politique du MPR, l’orchestre de Rochereau ne s’appelle-t-il pas African Fiesta National "Le Peuple" ? Rochereau donne même un conseil gratuit à Mobutu quand dans « Humanité méchante », le chanteur parle de l’ingratitude des hommes et met le président lui-même en garde contre une quelconque trahison de son propre entourage afin de ne pas subir le sort de Lumumba. A-t-il visé quelqu’un ? Mais toujours est-il que jusque-là tout marche bien entre l’artiste et le pouvoir, entre le chanteur et l’entourage du Président. C’est R.A.S c’est-à-dire rien à signaler.
Le capitaine Denis Ilosono Bekili B'Inkonkoy
Politiquement, l’accalmie fut de courte durée car le ciel congolais s’assombrit. La situation changea brusquement le temps d’un procès. A la place du pont Cabu, quatre hommes politiques et non des moindres sont publiquement pendus en 1966. S’ensuit deux ans plus tard l’assassinat de Pierre Mulele dans des conditions inhumaines, la révolte estudiantine et sa cohorte de morts et d’arrestations. Puis enfin le décès inexpliqué de Stéphane Kashama Nkoy. Ressortissant de Bandundu et conseiller en chef aux affaires culturelles à la présidence de la république, sa disparition n’a jamais été élucidée. Pour l’immortaliser, Tabu Ley lui dédie une chanson : Kashama Nkoy. Ses détracteurs diront que cette mélodie était en réalité une dédicace pour l’ancien rebelle Pierre Mulele. Ce titre avait un accent poignant , une de ces complaintes réussie qui touchent les cœurs. Rochereau pleure : « Ami nalingaka, ami na nzela ya kelasi (…), ami na sekele, ami natia motema. (..) Naleli mpe nalembi miso makauki, nazangi mayi na miso, (..) eh moninga ». On sent la douleur de l’artiste. Pourtant, la chanson comportait une phrase accablante : « Soki okutani na Lumumba okoloba nini ? ». Elle était très mal interprétée dans le cercle du pouvoir. Toutefois, pendant ces années-là , Rochereau multiplie des compositions dont le contenu jette un trouble dans la tête du président, de sa cour et de tous ses courtisans. Dans « Martin Luther King » par exemple, il ne regrette pas seulement la mort du célèbre pasteur africain-américain assassiné, mais dans la foulée, il a le culot de citer sans avoir le shimmy dans les yeux des noms prohibés à l’époque comme ceux de Mao Tsé-Toung et de Che Guevara. C’en était trop pour l’entourage du Président qui constata que l’artiste d’ébène avait pris peu à peu ses distances avec le pouvoir. Quel esprit libertaire ! Dès lors commença la série noire pour mwana ya Tabu. Ce fut un combat inégal presque comparable à celui qui opposa David à Goliath.
Comme pour jeter le pavé dans la marre, entre l’artiste et l’officier, les grands problèmes commencèrent lorsque faisant allusion au nez du chanteur fut déclenchée « l’opération zolo » qui pour certains était commanditée au plus haut sommet de l’Etat. À cette époque, le secrétaire particulier du président Mobutu, le capitaine Denis Ilosono a une position confortable. Il est propriétaire entre autre de la société Socedibo, des éditions Boboto et du dancing-bar Engels. Pour déstabiliser Rochereau, il n’hésite pas à lui rafler ses musiciens et non des moindres : Mangwana, Guvano, Mavatiku qui y composera Yambi chérie, Johnny Bokassa, Diana pour créer l’orchestre Festival des Maquisards. Ces artistes, dont Sam Mangwana, chantent sans état d’âme « Opération zolo ». Etant trop stigmatisant, la chanson est censurée. Muana Nzoku composera aussi « Zela ngai nasala » pour dire ses vérités à son ancien patron. « Tika ngai nadondua, tika ngai nasala, nazua mpe falanga ngai muana Mangwana » chanta-t-il avec sa belle voix lyrique. Dès lors, au-delà du bras de fer entre deux hommes, Denis et Pascal, s’ouvrit un second front, celui de la confrontation entre deux formations musicales rivales: l’African Fiesta National et le Festival des Maquisards. De son côté, le mécène Ilosono ne s’arrête pas en si bon chemin. Il offre à ses nouveaux protégés des scooters de marque Vespa. Il en fera autant avec les joueurs du Daring son équipe chérie. S’ensuivront les menaces physiques pour Tabu Ley Rochereau. On raconta des histoires dont celle qui disait qu’il était l’amant de la défunte Mama Sese. Il tenta alors un exil au Congo-Brazzaville. Le président N’Gouabi l’accueille et le défend. La télévision congolaise s’en mêla même. D’autres présidents africains dont Senghor et Houphouët-Boigny n’hésiteront pas à plaider en sa faveur. Au moment où Monsieur Phénomène mangeait son pain noir, ses compositions « souillées » à l’instar de « Kashama Nkoy » et « Martin Luther King » furent censurées. Pour contraindre son ennemi juré à l’asphyxie artistique totale, un bruit avait même couru qu’étant grand mécène de la musique et vu son influence, sa puissance et sa position auprès du président, le capitaine Ilosono avait acheté ou loué tous les grands bars et dancings de Kinshasa. De la sorte, Rochereau n’aurait où se produire.
1985, Paul Bazakana (attaché de presse), Tabu Ley et Shaba Kahamba (chef d’orchestre) sur la terrasse de l’hôtel Indépendance de Conakry. Photo d’archives B.B.
Après le départ de ses musiciens dans le Festival des Maquisards, Tabu Ley s’organisa artistiquement et forma une solide équipe avec Pépé Ndombe, Pierre Attel Mbumba (venu d’African King), Saki, Karé, Michelino Mavatiku, Faugus, Izeidi, Lokasa plus tard Empompo et les autres. Il se devait de répondre à toutes ces attaques et provocations. Ses répliques furent dans la pure tradition des satires et connurent un grand succès auprès des mélomanes. Rochereau composa « Peuple » en étalant ses difficultés à tout le monde : « Nabanzaki te bakolimbisa ngai , nalembi, nzela nzela nateli miso » et de confirmer :« Natosi mpe mibeko oyo bapesi ngai na bakonzi ya mboka ». Il fait ici allusion à l’incident du gala organisé par le couple présidentiel à la saint Silvestre 1967. Rochereau et son orchestre qui étaient le clou de la soirée se sont produits très tard alors que lassés d’attendre, monsieur et madame Mobutu étaient déjà partis. Un décret ministériel daté du 1er janvier 1968 suspendit l’African Fiesta National pour une période de trois mois pour sabotage de la soirée artistique et culturelle. Mais quelles étaient ces conditions reçues auxquelles il devait s´en tenir ? Quelqu’un lui mettait-il les bâtons dans les roues ? Derrière cette suspension se cachait l’ombre de son ennemi juré Denis Ilosono. En tout cas, il ne s’était pas plaint pour rien. Il prendra d’ailleurs les Congolais qu’il salue à témoin car il est bien de retour sur scène. Puis, il sort « Songo+ songo=Songi songi » dont selon le journaliste Bazakana le titre initial avant la sortie du
Pochette de l’album Mokitani ya Wendo. Sur la photo on reconnait le soliste Pierre Attel Mbumba à gauche
derrière Tabu Ley
45 tours était «Kosu kosu » pour faire allusion à la maladie dont souffrait le capitaine Ilosono et dont on disait qu’il s’agissait de la tuberculose. Dans ce titre, il fustigea le commérage ou le « songo-songo ». en disant : « bandeko basusu babandi kobangisa biso, bokozuaka mbongo kaka na kotekaka bato ». Il prolongea sa satire dans « Toyota » où il lança : « Apekisi natinda boy (entendez le musicien du Festival des Maquisards) zando na makolo, asombeli ye vespa ». Il composa aussi « Mokitani ya Wendo » dans lequel il se demande lui-même le mal qu’il avait fait pour subir pareil sort, puis d’ajouter : « Nalembi kotala na miso, nazela kaka baya koboma » et de conclure : « Liwa ya Tabu ezali na maboko ya Nzambe ». Rochereau ne connut le calme que lorsque l’arbitre siffla la fin de la partie. Le capitaine Ilosono fut arrêté sur ordre de son patron de président pour détournement de fonds publics ( !). L’officier perdit presque tous ses biens dont le dancing Engels. Cédé par le pouvoir à Franco Luambo, il le rebaptisa Un-Deux-Trois après y avoir effectué des travaux de réfection. Plusieurs des scooters qu’il avait fait don aux joueurs d’Imana furent saisis parfois en pleine rue. Tabu Ley salua cette arrestation à sa manière. Pour savourer et illustrer la quiétude désormais retrouvée, il composa la chanson « Mosolo » dans laquelle il dit : « Mosolo ya mingi ezali mayi ya ebale, keba na tango ya kosukola ekomela yo. Mosolo ezali fungola ya bomengo yango mpe ya prison (cimetière) ». Ainsi se termina cette longue et triste épilogue où l’intrigue et les coups bas s’étaient des deux côtés entremêlés dans un rythme endiablé. Dieu merci personne n’y laissa sa peau. Tabu Ley mit sa voix au service du régime. Il se remit à composer pour la gloire du Guide et auréola son action par des chansons militantes comme Objectif 80, Mongongo ya Mobutu, MPR engenga, Salongo alinga mosala etc. Le chanteur continua tranquillement sa carrière artistique alors que l’indéboulonnable capitaine banni s’était tu pour toujours. Le duel sans merci entre Pascal et Denis venait enfin de prendre fin.
Samuel Malonga
1.Peuple
2 Humanité