Code-mixing 2: particules lexicales et particules grammaticales
Code-mixing 2: particules lexicales et particules grammaticales
La grammaire traditionnelle avait établi parmi ce qu’on appelait les parties du discours ou catégories de mots cette distinction entre particules lexicales et particules grammaticales. Avec le temps, la grammaire structurelle, la grammaire générative et transformationnelle et les grammaires fonctionnelles ont trouvé cette distinction binaire inadéquate, mais nous allons l’utiliser tout de même pour démontrer que le code-mixing n’est pas un désordre où Ntesa aurait, dans la chanson Tantine utilisé le français où il voulait et le lingala n’importe où. En principe, même s’il y avait plus de mots français que des mots en lingala, les particules lexicales seraient en français et toutes les particules grammaticales seraient en lingala, sauf dans une longue séquence qui est déjà en français. Ainsi, dans la séquence « jour après jour et pour toujours, nuit après nuit et pour la vie », tout est en français, particules lexicales aussi bien que particules grammaticales. Voici ce que la grammaire traditionnelle appelait « particules lexicales » ?
Le nom (ou substantif) : Tantine, silence, badistance, consolation, hiver, printemps, saison, jour, nuit, vie, bonheur, amour, trouble, réalité, paix, cœur, etc.
L’adjectif : méchante, angélique, sincère
Le verbe : pardonne, otraité, najugé, kopartager
L’adverbe : toujours
Les particules grammaticales restent en lingala :
Le pronom : yo, (pardonne)-ngai
La préposition : na (hiver, printemps, moto ya mbeto, mongongo, etc.)
La conjonction : (ngai) na (yo)
Le démonstratif : (nzembo) oyo
Le possessif : (silence, kolinga) na ngai, (consolation, mongongo) na yo, (amour) na biso
On voit bien pourquoi la grammaire les appelle « particules grammaticales ». C’est comme si elles étaient auxiliaires des lexicales. Pour les énumérer, je dois les faire accompagner des particules lexicales, pour qu’on ne confonde pas la séquence « na yo » dans « ngai na yo » où « na » est une conjonction de coordination (moi et toi) et dans « mongongo na yo » où « na yo » est un possessif (ta voix). C’est comme si ces particules grammaticales ne peuvent pas tenir débout sans les particules lexicales, sauf les pronoms sujets ngai, yo, ye, biso, bino, bango. Mais remarquez comment j’ai écrit « pardonne-ngai » avec un trait pour montrer que ce « ngai » est un pronom complément d’objet direct et non sujet. Dans ce cas, les particules les plus dépendantes sont les préfixes et les suffixes : ba- dans badistance, o- dans otraité, na- dans najugé et ko- dans kopartager. Nous n’avons pas dans notre texte des suffixes utilisés dans code-mixing comme dans le verbe « kopembeniser » qui est utilisé dans la chanson Nkotela (nakosala nini lokola apembenisé-ngai/tika lelo amema ngambo).
Comment savons-nous que la séquence « kwela ikwela mama ooo » est en kikongo, alors que la racine –kwela est aussi présente en lingala ? Les verbes kokwela et kokwelana existent en lingala, et la même racine forme le substantif makwela. C’est le préfixe verbal i- qui nous assure que toute la phrase est en kikongo.
S’il est vrai que ce sont les particules grammaticales qui restent dans la langue-souche, kikongo dans le cas de « kwela ikwela » et lingala dans le cas de la chanson Tantine, même si la chanson est bourrée de particules lexicales en français, que dire d’une chanson qui est essentiellement en lingala, mais où une conjonction en français s’infiltre dans le discours ? La chanson Alimatou est presque toute en lingala, mais vous verrez que, quand il entonne, Franco dit : « Mais namoni alingi yo te o».
(La chanson Alimatou de l’OK Jazz)
Remarquez que les seules instances de code-mixing dans cette chanson sont « mokanda ya poste » , « faute ya nani » et " Présence ya moto eleki mbongo" . Le reste est en lingala. Et Franco introduit ce « mais », comme si le lingala n’a pas cette conjonction de coordination. Il faut évidemment prendre en compte que « mais » est une syllabe, alors que la conjonction « kasi » en a deux. En musique, le nombre de syllabes peut influencer des choix dans le texte.
Maintenant, écoutez cette chanson en kimbundu composée et chantée par Artur Adriano. Elle est intitulée Curtição, qui en portugais angolais est l’équivalent de notre « ambiance ». A part le titre, toute la chanson est en kimbundu. Elle parle des jeunes filles angolaises qui, dans les années 80, choisissaient des hommes qui avaient une voiture. Le premier vers dit : « Ilumba ya lelo e ene ze yasaluka… » (Les jeunes filles d’aujourd’hui sont racoleuses). C’est le deuxième vers qui nous intéresse : Akamukwa asoto makamba ala ni makalu e pala kuzunga kizwa yoso (Certaines cherchent des amis qui ont des voitures, pour se balader partout en ville et aux alentours).
(Artur Adriano - Curtição)
Ce vers semble être tout en kimbundu, mais il y a l’emprunt « makalu » (des voitures) qui vient du mot portugais « carro », précédé du préfixe ma- du pluriel. Et puis, il y a le mot « pala » (pour) qui est le mot portugais « para ». Ce mot a envahi le discours kimbundu. Si tu écoutes des gens parlant kimbundu, tu verras que leur texte est plein de ce mot. Comment est-ce qu’une particule grammaticale empruntée peut faire la loi comme cela ? C’est peut-être parce qu’il a été apprivoisé dans la phonologie bantoue comme un cheval de Troie. Si c’est vrai, alors Franco du moins a retenu le mot « mais » en français. C’est-à-dire, le code-mixing nous aide à retenir l’authenticité des deux langues.
PEDRO