Les langues dans la musique congolaise moderne
Les langues dans la musique congolaise moderne
Les Bantous de la capitale
La musique est beaucoup pratiquée dans les deux Congo. Elle est l’art le plus populaire. Pour la réalisation de son œuvre, l’auteur-compositeur a d’abord besoin de ce bel outil de travail qu’est la langue. Avec les mots de celle-ci, il arrive à matérialiser sa composition qui finit par être embellie avec l’apport des voix et des différents instruments. Il est fort de constater que la musique congolaise est trop sélective et quelque peu ségrégative. La quasi-totalité des chansons sont en une et seule langue, le lingala. Le tshiluba, le kikongo et le swahili sont les parents pauvres de la musique congolaise. Les dialectes et patois ne sont presque pas utilisés. Ils sont pour la plus part délaissés et font l’affaire des groupes folkloriques ou des griots. Leurs chansons font partie de la musique dite traditionnelle malgré parfois l’utilisation des instruments modernes. Les groupes traditionnels comme Konono, Ndara, Bayuda du Congo, Kintueni, Swede Swede, Debonheur, le roi yaka Kas Kasongo, Sobanza et tous les autres ensembles épars dans l’étendue nationale valorisent la culture de leurs tribus dont le folklore est la principale vitrine. Il en est de même pour les griots Kapia, Kuyena, Jacques Loubelo et Moundanda. Le patois est leur langue de travail, leur terroir leur sert de source d’inspiration. Décortiquons les différentes langues utilisées partiellement ou totalement par nos artistes-musiciens.
Le tshiluba
Dans la musique moderne, certains artistes-musiciens, et non des moindres, ont daigné composer dans les dialectes de leur enfance. C’est le cas de Tshala Mwana. Elle a fait du tshiluba la langue de sa musique. D’une danse traditionnelle purement locale, elle a fait du mutwashi une danse connue au-delà de nos frontières. La Mamu nationale ne chante presque pas en lingala, tout le contraire de ses collègues artistes congolais. Qui ne se rappelle pas de Munanga, Kalume, Tshibola, Mutuashi, Dilolo, Kapinga, Kumbe et de bien d’autres ? Pépé Kallé ne rompt pas avec la tradition qui veut que le Kasaïen chante dans son propre patois. L’Éléphant de la musique congolaise se distingue avec Bitota, Mbuji-Mayi wa Basanka et Muyenga. La moisson est bonne chez Docteur Nico. Après une reprise de Kamulangu, il enrichit son répertoire luba avec Mamu wa Mpoy, Mwamba wa Manu et Biantondi Kasanda. On trouve aussi des hits de Tabu Ley (Kamulangu, Wendenda) et de Karé Kasanda (Mua metela wa tshikuluka).
Le kikongo
Au Congo Brazza, le lari est la variante du kikongo la plus utilisée dans la musique. En RDC, les artistes-musiciens Ne-kongo s’expriment dans les divers patois de cette langue. Luambo Makiadi a beaucoup puisé dans le répertoire traditionnel de son espace culturel. Il compte plusieurs titres en kilemfu. Entre 1958 et 1989, Oncle Yorgho sort une bonne vingtaine de chansons parmi lesquelles Yimbi, Ma Nkewa, Kingotolo mbuta ngani mbote, Mbongo zi ya Voni, Sansi fingoma ngoma, Luvumbu ndoki, Kinsiona, Ku Kisantu kikuenda ko, Kinzonzi ki tata Mbemba, Kimpa kisangamani, Lukoki. Bavon Marie-Marie lui emboîte les pas avec Mamona mbwa. Manuel d'Oliveira Mayungu dit Manuel d'Oliveira compose en kisansala (Yi vavanga, Umbanzanga) ; Ray Lema en kindibu (Nzimbu) ; Dalienst Ntesa en kisingombe (Mbanza velela) ; Sam Manguana en kizombo (Minha Angola, Lufua lua nkandi). Docteur Nico fait une belle balade en pays kongo dans Mandona dont le début et le refrain sont en kintandu, tout comme la chanson Yambula de Freddy Mayaula. Les titres en kimanianga sont ceux de Philo Kola (Meno ngiele) et de Nama Matingu alias Bastia (Ntangu yabele, Mbati). Le lari est surtout utilisé par l’OK Jazz. Dans le répertoire de cet ensemble, il faut ajouter Nani akunsindila muana de Simaro Lutumba. Par contre, Nyoka Longo qui à son actif ne compte aucune composition dans sa langue maternelle, s’est pourtant vu octroyer le diplôme de mérite par les autorités provinciales du Kongo Central pour la promotion de la culture kongo dans ses chansons et ses animations.
Le kiyanzi et le munu kutuba (kikongo ya l´État)
Tabu Ley a beaucoup péché sur ce point. En kiyanzi sa langue maternelle, l’artiste d’ébène n’a composé à peine que quelques chansons (Ana Mokoy, Lal’aby). Son jeune frère Pépé Ndombe lui emboîte les pas avec la belle mélodie de Mwana me. On retrouve plus tard la bonne sauce kikwitoise préparée par King Emeneya dans le refrain du hit Okosi nga Mfumu, puis dans Kisiwu. Au début de sa carrière solo, Mbilia Bel fait aussi recours à ce patois dans Manzil Manzil, une chanson qui a alimenté la polémique pendant un bon moment. En munu kutuba, Ley n´est pas non plus prolifique (Mbote ya kimvuanga, Cadence mundanda). Docteur Nico s’y met dans Zama Zama où le rythme saccadé du makuandungu invite à la danse. Willy Mbembe réalise Kiboloso, tandis que Pamelo Mounka compose Buala yayi mambu. En 1972, accompagné par l’OK Jazz, Manuel D’Oliveira se souvient avec nostalgie de la ville de son enfance dans Ba mpangi ya Matadi. Jean-Papy Ramazani marque sa présence avec Bangwashi kwisa et Keteke. Dans Muwoso muwoso, Karé Kasanda utilise avec bonheur le munu kutuba dans la partie animation. Rochereau qui a peu de compositions dans les deux patois de son terroir a du moins le mérite d’avoir des chansons dans toutes les quatre langues nationales.
Le swahili
Les langues du nord
L’usage du lomongo dans la musique congolaise est antérieur à Swede- Swede de Boketshu 1er. Déjà vers 1968, Jeannot Bombenga en fait usage dans Aontona et dans le refrain de Bopesa ye liteya. Vicky Longomba l’utilise dans Jalousie nini na ngai, tout comme plus tard le joker Evoloko dans le refrain de Mbeya-Mbeya. Le professeur Empompo Loway éclate dans Adolo Timbi ; Vadio Mambenga déclame un proverbe ngombe dans son célèbre Tambula malembe, tandis que Mbilia Bel au sommet de sa gloire dans l’Afrisa puise dans le folklore mbunza ces sons merveilleux sortis du fond de la culture de ses ancêtres pour réaliser Mano Mongba. Pour Michel Boyibanda, c’est un brin de sangha-sangha qu’on trouve dans Masuwa enani. Luambo n’a pas chanté en tetela, la langue de son père. Papa Wemba comble ce vide avec Analengo. Le Kuru récidive dans l’introduction de Matembele bangi. Quant au Grand-Maître, il enrichit son répertoire brassé avec un brin du kisakata (Nsontin), en souvenir de la commémoration du 50e anniversaire du mariage des parents N’Singa.
Hindou bill ou argot ?
Dans les années 50, avec l’apport des artistes-musiciens brazzavillois qui maîtrisent mieux l’espagnol, une langue proche de celle de Cervantès voit le jour à Kinshasa et à Brazzaville. En réalité, il s’agit d’une langue qui n’existe pas. C’est un véritable bric-à-brac des mots hispaniques et des termes à consonance ibérique. Les artistes-musiciens eux-mêmes ne la comprennent pas. Il est pourtant leur propre invention. Les uns l’appellent hindou bill, les autres lui collent le nom d’argot. Les non avertis l’appellent même espagnol. Cette sorte d’espagnol créolisé à la sauce congolaise fait l´affaire des grands ensembles musicaux des deux rives du fleuve Congo. Pendant près d’une vingtaine d’années, cette langue morte est utilisée par l’African Jazz (El que siembra su maiz, Afrika mokili mobimba), l’African Fiesta (Paquita, Sey Sey, Mi amor, Rochereau Pascal,Tabalissimo, African Fiesta Congo), les Bantous de la Capitale (Pachanga), l’OK Jazz (Ah Señor, Elena el Mujos, Sabina el Kwamy, Baila mi carabine), Rock-a-Mambo (Baïla, Iyele), l’African Fiesta Sukisa (Ya Canto, Eramorando), Conga Succès (Alberto Siempre Conga). Inventif, Luambo innove en faisant usage d’une langue inexistante, qui ne porte pas de nom mais qu’il réussit à traduire en lingala. Le titre de cette chanson est pourtant en kisakata: Obwa osud jeme. Quelle est alors la langue employée par Docteur Nico dans Asala Malekoun ? L’artiste-musicien congolais est toujours à la pointe, toujours à la recherche de ce petit quelque chose qui apporte un plus dans son œuvre pour faire la différence.
Langues africaines et le créole
Le continent africain n’est pas oublié dans la musique congolaise. Ils ne sont pas nombreux, ces artistes qui ont chanté dans d’autres dialectes du continent. Le douala est la langue africaine la plus utilisée. Le maquisard Ntesa Dalienst reprend avec Ekalago la chanson Besombe écrite par Eboa Lotin. Le pigeon voyageur Sam Mangwana à la recherche d’un point d’attache après avoir quitté Kinshasa, compose Bana ba Cameroun alors qu’il est de passage dans ce pays. Amoureux du foot, Pépé Kallé chante Roger Milla pour immortaliser l´exploit des Lions Indomptables du Cameroun à la Coupe du monde 1990 en Italie. Une autre langue camerounaise, le fang, est utilisée par Abeti Masikini dans Tu es méchant. Ndombe Opetun, prend ses marques en zoulou dans le joli refrain de Beya Walo. Dans l’Afrisa, Malao Hennecy compose Mimi Marthe en arabe tchadien, une langue non bantoue. Pépé Kallé revient à la charge avec son amour des langues étrangères. L’Éléphant de la de la musique congolaise fait un pont avec les Antilles dans Pon moun paka bougé et Cé chalé carnaval, compositions dans lesquelles le créole est partiellement utilisé. Tantine Abeti fait de même dans Kimbé red pa moli.
Les langues européennes
Le français est la langue européenne la plus utilisée. Tabu Ley en a fait énormément usage. Beaucoup de compositions émanent de lui (L’âge et l’amour, Le chant de Malory, Congo nouveau Afrique nouvelle, Bel Abidjan, Pitié, Fétiche, En amour il n’y a pas de calcul, Itou, C’est toi que j’aime). Bondo Bovic alias Mister Fantastic chanteur pop dans Fiesta Sukisa puis dans Vévé n´a souvent chanté que dans la langue de Molière (Misère, Loin du désespoir, Chou). Il y a lieu de citer Vicky Longomba dans son interprétation (Quand le film est triste), Isaac Dele Pedro (Si tu bois beaucoup), Franklin Boukaka (Les Brazzavilloises), Luambo (Si vous passez par là), Sam Mangwana (Affaire disco, Affaire vidéo, Georgette Eckins, Suzanna, Waka Waka), Empompo (Fatimata), Lokasa ya Mbongo (Bonne année, Marie-José), Max Mongali (Un grand amour), Papa Wemba (Santa), Jean-Papy Ramazani (Dongogoungourous), Ange Linaud (C’est toi que je préfère), Pamelo Mounka (Samantha, L’argent appelle l’argent), Théo-Blaise Nkounkou (Éden, Belle Amicha), sans oublier le sulfureux Casimir Zao (Ancien combattant, Soulard, Corbillard, Patron, Moustique, Football) . Une autre langue latine exploitée dans la musique congolaise est l’espagnol. On y retrouve Michel Boyibanda avec Ven y ven y ven, les Bantous de la Capitale (El Manicero), tout comme Reddy Amisi (Eres mia). Rochereau signe des redites comme Marina et Guantanamera. Le polyglotte Mangwana revient à nouveau avec le portugais qu’il maîtrise (Tio Antonio, No me digas no, Cantos de Esperanca), tout comme Manuel D’Oliveira qui vers 1948 chante No me digas no aux éditions Ngoma. L’anglais est rare. Mais Bovic y est présent (I go the feelin, Sookie), Rachid King (I miss you, Freetown Titi), tout comme Kanda Bongo (My love Elisabeth). Le seigneur Ley en fait de temps en temps usage (Maze, Shauri yako).
Le lingala, maître absolu
Le lingala est la langue de la musique congolaise moderne. Aujourd’hui, il a renvoyé aux oubliettes tous les patois qui constituent notre richesse culturelle. Il est aujourd’hui tellement créolisé qu’il est devenu le carrefour culturel où plusieurs dialectes se croisent, le socle par lequel semble se profiler une culture unique à travers la chanson. Mais comme chaque artiste-musicien porte en lui les germes de sa tribu, la coutume ancestrale couplée à la tradition ethnique influence parfois les compositions. La singularité de la musique congolaise moderne se caractérise par cette liberté qu’ont les artistes d’utiliser la multitude de langues, dialectes congolais et de l’enrichir par une chorégraphie authentiquement africaine.
Samuel Malonga